Dans une interview accordée au magazine français Le Figaro le 30 janvier, Sonia Backes, Secrétaire Générale auprès du ministre de l'Intérieur chargée de la citoyenneté, a annoncé qu'elle souhaitait engager l'Europe sur la question de l'utilisation des réseaux sociaux par les « sectes ». Pour lutter contre ce qu'elle appelle les "dérives sectaires", elle pense que "si on veut intervenir vis-à-vis des réseaux sociaux, l’action à mener doit se faire à l’échelle de l’Europe".
Sonia Backes, nouvelle secrétaire d’État déléguée à la Citoyenneté
Sonia Backes est un personnage intéressant. Originaire de la province française de Nouvelle-Calédonie, une ancienne colonie française de l'océan Pacifique qui appartient toujours à la France, où elle s'est faite connaître en étant une politicienne à l’activisme très anti-indépendantiste, elle a été nommée secrétaire d'État à la citoyenneté dans le gouvernement français en juillet 2022, sous l'autorité du ministre de l'Intérieur. En tant que telle, elle a obtenu dans son portefeuille l'étrange agence française, unique en son genre appelée Miviludes (acronyme pour Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires), qui a pour tâche de lutter contre les « sectes » en France, un nom vague pour les religions qui ne bénéficient pas de l'acceptation des autorités françaises, c’est-à-dire principalement les nouvelles religions. Backes, qui défend des « valeurs chrétiennes » lorsqu'elle est en Calédonie, et une « laïcité » inconditionnelle lorsqu'elle est en France, a pris son nouveau rôle à cœur.
Alors que la Miviludes, au fil des années, a été très critiquée au niveau international pour ses prises de position contre certains mouvements religieux, elle ne déclenche quasiment aucune critique dans les médias français, et au contraire, reçoit un grand soutien de leur part pour sa propagande anti-sectes. Quelques mois après sa nomination, Sonia Backes a fait le tour de presque tous les médias français pour parler de son rôle à la tête de la Miviludes, et de la nécessité de renforcer la lutte contre les « sectes ». Mais le plus intéressant était son récit, qu'elle a répandu un peu partout, selon lequel elle aurait été élevée « dans la Scientologie » par une mère scientologue, et qu'elle aurait fui ladite église et sa mère à l'âge de 13 ans, après avoir « découvert » qu'elle était dans « une secte ».
Sonia Backes et Scientology
Ce récit a semblé bien accepté par les médias français, et même si pour un étranger, il peut sembler étonnant qu'un ministre dans un pays démocratique s'engage dans une vengeance personnelle « familiale » contre un mouvement religieux spécifique, Sonia Backes est allée jusqu'à déclarer qu'elle travaillait sur de nouvelles lois qui permettraient de lutter contre les activités de la Scientologie sur le territoire français (il peut être intéressant de noter que tout autour de la France, la Scientologie est reconnue comme une véritable religion et bénéficie d'un statut protecteur, comme par exemple en Espagne, en Italie, au Royaume-Uni, au Portugal et Pays-Bas où elle a récemment reçu officiellement le statut d' « utilité publique » par les autorités). La raison qu'elle a donnée pour cette nouvelle tâche est que la Scientologie a l'intention d'ouvrir une nouvelle grande église dans la région parisienne, que les « autorités » ont essayé de l'en empêcher, mais que l'Église a gagné en justice, ce qui prouverait que la loi existante n’est pas suffisante pour empêcher l'implantation de l'Église (l'Église de Scientologie a en effet gagné en justice après que la mairie de Saint Denis ait essayé de l'empêcher de commencer la rénovation du bâtiment, et la cour d'appel qui a statué sur l'affaire a condamné la mairie et l'État pour abus de pouvoir, une condamnation grave pour les agents de l'État).
Malheureusement pour elle, Sonia Backes a un frère qui est lui-même scientologue et qui a récemment donné une interview dans laquelle il fait un récit différent de l'enfance de Backes. Selon le frère, « la vérité est qu'elle n'a jamais "échappé à la Scientologie" comme elle l'a prétendu dans "le Figaro" (journal français) et ailleurs ».
Il explique que leur mère était effectivement scientologue, qu'elle s'occupait très bien de ses enfants, y compris de Backes, et que Sonia a attendu que sa mère meure (la mère de Backes est décédée le 23 juillet 2022) pour commencer à répandre des mensonges sur la Scientologie et sa famille. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi sa sœur devait « inventer » une telle histoire, il a répondu : « Quelques jours avant sa mort, ma mère m'a montré et donné un SMS que Sonia venait de lui envoyer. Dans ce message, Sonia Backes expliquait qu'elle allait avoir la MIVILUDES dans son portefeuille de Secrétaire d'État, et qu'elle avait peur que Mediapart (un journal français en ligne spécialisé dans les enquêtes sur les politiciens et les scandales potentiels) découvre que notre mère était scientologue. Comme vous le savez, la MIVILUDES a toujours encouragé la discrimination des scientologues. Puis, Sonia a ajouté que pour cette raison, elle devrait dire qu'elle avait quitté la famille à cause de la Scientologie, pour éviter un scandale. »
En fait, le SMS, que nous avons eu l'occasion de lire dans son intégralité, est daté du 9 juillet 2022 et se présente comme suit :
Cela tend bien sûr à corroborer le récit du frère plus que celui de Sonia Backes. Puis la mère a répondu à ce texte : « Il serait préférable que tu dises la vérité, à savoir que tu vis en Calédonie par choix ». Sonia a également invité sa mère et son beau-père, tous deux scientologues, à lui rendre visite dans son nouveau bureau au ministère de l'Intérieur, montrant ainsi qu'elle n'avait pas rompu tout lien avec sa famille scientologue avant la mort de sa mère.
Contrairement à ses attentes, Mediapart n'a jamais abordé l'affaire de la Scientologie, et il semble qu'ils ne se soucient pas vraiment de ce genre de controverse religieuse, étant plus intéressés par les affaires de corruption des membres du gouvernement. À notre connaissance, l'Église de Scientologie n'a fait aucun commentaire sur l'enfance de Sonia Backes et sa relation avec sa mère décédée.
Les liens de la Miviludes avec les extrémistes russes
La Miviludes s'attaque depuis longtemps aux nouveaux mouvements religieux en France et si elle continue aujourd'hui à s'en prendre aux Témoins de Jéhovah, aux évangéliques et à d'autres groupes religieux comme la Scientologie ou des groupes bouddhistes, elle a étendu son champ d'action aux théoriciens du complot, aux survivalistes, aux mouvements écologistes et aux praticiens de la santé alternative, dans un étrange melting-pot permettant les rapprochements les plus hasardeux.
Mais ce qui est plus préoccupant, ce sont les liens de la Miviludes avec des propagandistes russes anti-ukrainiens, une alliance fondée sur la similitude des cibles (les religions non acceptées), au point que récemment, 80 éminents universitaires ukrainiens ont écrit au président Macron pour lui demander de cesser de financer la FECRIS, une fédération européenne basée en France qui est un partenaire de premier plan de la Miviludes depuis des décennies, et qui compte dans ses rangs de nombreux propagandistes de la ligne dure du Kremlin. Malgré cela, la Miviludes a continué à s'associer officiellement à la FECRIS et compte même dans son comité directeur un ancien politicien, Georges Fenech, qui s'est rendu en 2019 en Crimée occupée avec d'autres parlementaires, pour rencontrer Poutine et témoigner de la bonne santé de la Crimée sous l'occupation russe.
En 2020, la FECRIS a été identifiée par la Commission américaine sur la liberté religieuse internationale (USCIRF), un organisme gouvernemental américain bipartite, comme un danger pour la démocratie et les droits de l'homme, et signalée comme étant activement engagée dans « une campagne de désinformation continue contre les minorités religieuses ».
Les tentatives de la Miviludes pour convertir l'Europe
Ce n'est pas la première fois que la Miviludes française tente d'exporter son modèle au niveau européen. Leur dernière tentative remonte à 2013-2014, lorsqu'ils avaient chargé un député français (également membre du conseil d’orientation de la Miviludes) Rudy Salles, de travailler sur l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) pour qu'elle émette une recommandation et une résolution sur la question des « sectes et des mineurs ». En mars 2014, Rudy Salles avait proposé à la fois un projet de recommandation et un projet de résolution, qui visaient à exporter le modèle français dans les 47 États du Conseil de l'Europe et à créer un « observatoire des sectes » au niveau européen, une sorte de Miviludes européenne qui aurait contrôlé la répression des minorités religieuses sur le continent.
Ces projets de documents ont provoqué un tollé international et l'APCE a reçu des lettres de protestation du monde entier, des universitaires juifs israéliens au célèbre Groupe Helsinki de Moscou en passant par des fédérations musulmanes de défense des droits de l'homme ainsi que des défenseurs des droits de l'homme chrétiens (catholiques et protestants) ou athées. Même l'ancien jurisconsulte de la Cour européenne des droits de l'homme, le Français Vincent Berger, n'avait pas mâché ses mots et avait déclaré dans les locaux de l'Assemblée que le modèle français décrit dans les projets de documents porterait « gravement atteinte à la liberté de religion et à la liberté d'association garanties par la Convention européenne des droits de l'homme. En effet, ils jettent l'anathème sur tous les nouveaux groupes religieux et spirituels qui sont apparus en Europe aux côtés des églises et dénominations traditionnelles... ».
Sans surprise, le jour du vote de l'Assemblée parlementaire, les parlementaires européens ont rejeté la recommandation et ont décidé de transformer la résolution en son contraire , en effaçant de celle-ci toutes les propositions discriminatoires, et en les remplaçant par les déclarations suivantes :
L'Assemblée invite les Etats membres à veiller à ce qu'aucune discrimination ne soit autorisée en raison du fait qu'un mouvement est considéré ou non comme une secte, à ce qu'aucune distinction ne soit faite entre les religions traditionnelles et des mouvements religieux non traditionnels, de nouveaux mouvements religieux ou des «sectes» s'agissant de l'application du droit civil et pénal, et à ce que chaque mesure prise à l'encontre de mouvements religieux non traditionnels, de nouveaux mouvements religieux ou de « sectes » soit alignée sur les normes des droits de l'homme telles qu'elles sont consacrées par la Convention européenne des droits de l'homme et d'autres instruments pertinents protégeant la dignité inhérente à tous les êtres humains et l'égalité de leurs droits inaliénables.
(...)
De l’avis de l’Assemblée, rien ne justifie de faire la distinction entre les religions établies et les autres, y compris les religions et confessions minoritaires, dans l’application de ces principes.
Cela fut décrit internationalement comme un énorme échec pour la Miviludes et une victoire pour la liberté de religion ou de conviction, et depuis des années, la France n'a plus essayé d'exporter son modèle à l'étranger. Néanmoins, il se pourrait que Sonia Backes ne soit pas au courant de cet incident embarrassant pour la France et qu'elle tente de réitérer cet échec
Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
Un facteur important à prendre en compte est que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a considérablement augmenté sa jurisprudence sur ce sujet ces dernières années. La décision la plus récente sur cette question est l'affaire «Tonchev et autres c. Bulgarie». Dans cette décision, rendue le 12 décembre 2022, la CEDH a condamné la Bulgarie pour violation de l'article 9 (liberté de religion ou de conviction), après que 3 églises évangéliques aient été stigmatisées par une lettre circulaire comme des « sectes dangereuses », et a considéré que « ces mesures ont pu avoir des répercussions négatives sur l'exercice de la liberté religieuse par les membres des églises en question ».
La jurisprudence récente sur le « langage désobligeant et les allégations non fondées à l'encontre des croyances religieuses, parrainés par l'Etat », comprend une décision du 7 juin 2022 (Taganrog LRO et autres c. Russie) qui statue :
"Après l'introduction de la nouvelle loi sur les religions qui oblige les organisations religieuses à demander un nouvel enregistrement, les témoins de Jéhovah semblent avoir été soumis à un traitement différencié, comme d'autres organisations religieuses considérées comme des « religions non traditionnelles », notamment l'Armée du Salut et l'Église de Scientologie. La Cour a estimé qu'elles s'étaient toutes vu refuser un nouvel enregistrement pour des motifs juridiques fallacieux et que, ce faisant, les autorités russes de la capitale, Moscou, n'avaient pas « agi de bonne foi » et avaient « négligé leur devoir de neutralité et d'impartialité »."
Déjà en 2021, la Russie avait été condamnée pour « manquement à protéger les croyances de l'organisation religieuse de Krishna contre les discours hostiles utilisés par les autorités régionales de l'État dans une brochure « anti-secte » », dans la décision «Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov c.Russie”. En ce qui concerne le droit au prosélytisme, la Cour a rappelé aux autorités russes que « cette liberté de manifester sa religion comprend le droit de tenter de convaincre son prochain, faute de quoi, d'ailleurs, « la liberté de changer de religion ou de conviction », consacrée dans cet article, risquerait de rester lettre morte ».
En d'autres termes, il est probable que Mme Backes ne soit pas vraiment au courant de ces questions largement couvertes qui font de la France une bizarrerie sur la scène internationale en ce qui concerne ses politiques et ses positions antireligieuses depuis des décennies. Il se peut cependant qu'elle soit encline à se battre pour en faire à nouveau un problème. Cela jetterait malheureusement à nouveau une triste lumière sur son pays, comme cela a été le cas par le passé, et je parie que cela déclencherait une forte réaction de la part des militants des droits de l'homme du monde entier. La seule question, dans une période où la guerre n'est plus à la porte, mais sur le territoire de l'Europe, avec toute la crise qu'elle nous a apportée, est : la France veut-elle s'engager dans une bataille aussi farfelue et discriminatoire ?